Abdenour Ali Yahia, comment a-t-il, à 60 ans, entamé un autre destin et changé son temps (El Kadi Ihsane) - Radio M

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Abdenour Ali Yahia, comment a-t-il, à 60 ans, entamé un autre destin et changé son temps (El Kadi Ihsane)

Radio M | 27/04/21 10:04

Abdenour Ali Yahia, comment a-t-il, à 60 ans, entamé un autre destin et changé son temps (El Kadi Ihsane)

El kadi Ihsane

Le chemin qui conduit à son œuvre monumentale est moins connu que l’œuvre. Brève histoire ici d’une première vie ou se nichent tous les ingrédients qui feront la légende Ali Yahia.

Lorsque j’ai rencontré Abdenour Ali Yahia pour la première fois, il avait soixante ans et  j’en avais 22. C’était au parloir de la prison d’El Harrach en juin 1981. Nous étions 22 étudiants détenus du printemps amazigh saison deux, et lui était le doyen du collectif des avocats qui avait pris notre défense. Lorsque je l’ai vu longuement pour la dernière fois – et pas seulement au téléphone – c’était en mars 2018 pour son dernier grand entretien média (https://bit.ly/3aIPJDv). Il parlait de ses projets d’avenir, de son prochain  livre et bien sur de l’Algérie et de son « testament pour les libertés », titre de son dernier livre.

Entre les deux moments était née et s’est développée durant 40 ans, la légende de Ali Yahia Abdenour que le monde entier salue aujourd’hui pour son monumental combat des droits de l’homme en son pays. L’image en 1981 d’un homme très affable, frêle, à la voix toujours un peu chevrotante, en lutte pour stabiliser un diabète compliqué – ce que sa fille Samia, diabétologue, réussira à faire sur une période miraculeusement longue –  ne laissait sans doute pas présager de la suite.

Pourtant l’avocat des détenus politiques du début des années 80 était au seuil d’une nouvelle vie. Celle, qu’il va léguer en premier à plusieurs générations d’algériens, en quête de dignité humaine et de droits citoyens. C’est, cependant, dans sa première vie et ses premiers combats que Abdenour Ali Yahia a tranquillement puisé les leçons qui en feront  le constructeur inépuisable d’un contre pouvoir algérien humanitaire et citoyen.  Tout le monde ne peut pas réécrire son destin à 60 ans et s’inventer une autre postérité. Tout le monde doit savoir que cela est possible. A la condition d’avoir une première vie gisement géant d’expériences humaine, un esprit curieux et  une âme généreuse. Abdenour Ali Yahia avait tout cela.

Itinéraire atypique

Les péripéties, jetées pêle-mêle, de la vie de Abdenour Ali Yahia d’avant son engagement public pour les droits de l’homme en Algérie donnent le vertige. Enrôlé à 22 ans dans le contingent nord africain, il participe au débarquement allié de Provence le 15 aout 1944 et est décoré pour sa bravoure. A sa démobilisation, il rejoint le PPA et s’apprête à organiser l’insurrection de mai 1945, lorsqu’arrive le contre-ordre en Kabylie. Il fait partie de l’aile des jeunes cadres formés du parti qui sous la protection de Docteur Lamine Debaghine, débordent déjà la vieille garde et poussent à la lutte armée. Il quitte le PPA-MTLD en 1949 suite à l’épuration des militants favorables à une définition de l’identité algérienne qui ne sacrifie pas son amazighité. Il dédiera en 2013 un livre hommage à Bennai Ouali et Amar Ould Hamouda, les deux dirigeants  kabyles du PPA-MTLD exclus au moment de la crise dite « berbère » puis éliminés physiquement en 1956 et 1957 par le CCE du FLN.

Enseignant et militant syndical à Alger depuis quelques années, il adhérera au FLN en 1955 pour devenir un des membres fondateurs de l’UGTA le 24 février 1956  aux cotés de Aissat Idir. Il est arrêté par l’armée coloniale et connaît alors les camps de détention de Bossuet (Dhaya, sud de la wilaya de Sidi Bel Abbes) et de Paul Cazelles (Ain Oussara). A sa libération en 1961, il rejoint Tunis ou il poursuit auprès du GPRA son encadrement politique et syndical de la Révolution. A l’indépendance, le profil de Abdenour Ali Yahia est atypique parmi les dirigeants du FLN. Activiste en 1945, formé aux métiers des armes, il avait tout pour diriger un maquis au déclenchement de la guerre de libération nationale. Sa mise à l’écart du PPA-MTLD en 1949 l’a conduit vers un autre itinéraire, celui du syndicalisme et de la lutte sociale organisée en renfort du mouvement indépendantiste. Il rejoint très vite le FLN mais est affecté au travail politique de mobilisation des travailleurs algériens.

De la constituante à la scission du FFS

Parcours militaire, préparatifs insurrectionnels, travail syndical, sensibilité amazigh, conscience nationale, en 1962 Abdenour Ali Yahia est déjà une personnalité complexe à plusieurs interfaces. A partir de juillet 1963 – arrestation de Mohamed Boudiaf- il est dans les réunions qui délibèrent avec les dirigeants de l’ex wilaya 3 et wilaya 4  de l’organisation de la résistance à ce qui est appelé « la dérive autoritaire du pouvoir personnel de Ben Bella ». Proche du dernier chef de la Wilaya 3, le colonel Mohand Oulhadj, il est avec lui à Michelet, dans la réunion qui proclame la naissance du FFS fin septembre 1963 et en désigne Hocine Ait Ahmed comme chef politique. Il s’agit d’un mouvement d’opposition qui repose notamment sur des maquisards en dissidence de la 7e région militaire de l’ANP (Tizi Ouzou) dirigée justement par Mohand Oulhadj. 

Ce qui a les allures d’un épisode deux de la guerre fratricide en les wilayas de l’intérieur de l’ALN, et l’armée des frontières (été 1962), est en fait une impasse politique aggravée entre les protagonistes de la crise précédente. L’assemblée constituante – dont il est membre – a voté, sous pression, une constitution autoritaire. Les arrestations d’opposants se multiplient et les pouvoirs se concentrent entre les mains du président de la république, plébiscité. Abdenour Ali Yahia est hérissé par la tournure des évènements. Mais comme à chaque étape de sa vie, il fait des arbitrages raisonnés lorsqu’il s’agit de « l’intérêt supérieur » du pays. L’unanimité de la direction du FFS vote une trêve début octobre 1963  au moment du déclenchement de la guerre des sables avec le Maroc et détache un bataillon pour combattre avec l’ANP sur l’axe Bechar-Tindouf. 

Ali Yahia aligné en cela sur la position du colonel Mohand Oulhadj n’est pas favorable à la reprise des actions armés du FFS lorsque le cessez le feu intervient entre Alger et Rabat. En février 1964, la scission est consommée. Mohand Oulhadj est une grande partie des unités qui l’ont accompagné dans le lancement du FFS rejoignent l’ANP et Ali Yahia revient à Alger. Il en naitra une longue période d’inimitié entre lui et Hocine Ait Ahmed qui avait fait le choix de poursuivre la lutte,  y compris, armée, contre « le despotisme oriental qui s’était installé à la tête du pays ».

Le jour d’après la vie de ministre

La séquence la plus inattendue du long parcours politique de Ali Yahia débute alors. Elle est peut être celle qui va inspirer le plus en lui le pionnier des droits humains qu’il va devenir quinze ans plus tard. Membre du comité central du FLN au congrès d’avril 1964 au cinéma l’Afrique, Abdenour Ali Yahia, va aux ultimes conséquences de sa dissidence contre le pouvoir personnel de Ahmed Ben Bella. Il est ministre – dans le premier gouvernement de l’ère Houari Boumediene de juillet 1965 à mars 1968. Le reproche lui en sera fait plus tard d’avoir donné une caution politique au coup d’Etat du 19 juin. Il m’expliquait, un peu peiné, que « les gens ne comprennent pas le contexte de l’époque. L’armée était encore largement l’ALN, et les divergences politiques divisaient le FLN au delà du clivage militaire-civile, sinon comment expliquer que Ali Mahsas, ami historique de Ben Bella, occupait le porte feuille de l’agriculture dans le premier gouvernement Boumediene ». 

Mahsas finira par quitter le gouvernement en 1966. C’est Ali Yahia qui cumulera sa fonction par intérim, avant de démissionner à son tour en mars 1968. Entre temps, le clivage entre maquisards de l’intérieur et armée des frontières est revenu miner le régime naissant de Houari Boumediene. Ali Yahia m’a confié -en 1997 pour un article anniversaire publié dans El Watan- qu’il était dans le secret de la fronde qui se préparait à l’automne 1967 chez les militaires issus de l’intérieur, contre le Conseil de la Révolution définitivement accaparé par « le clan de Oujda » appuyé sur les DAF, les déserteurs de l’armée française, encadrement de l’ANP privilégié par Boumediene. La tentative de coup d’Etat de Tahar Zbiri, le chef d’Etat major, échouera le 14 décembre 1967 et Ali Yahia doit tourner la page « institutionnelle » de sa vie. A 47 ans il se lance dans des études de droit et devient avocat. C’est le premier tournant qui va modifier son récit, et celui, en partie, du pays lorsque la question démocratique émergera en 1980.  

Un druide naturel pour les droits de l’homme

L’homme que je rencontre pour la première fois au parloir d’El Harrach en juin 1981, si captivant « pour toute l’humanité qu’il a au fond des yeux  » (Sid Ahmed Semiane) a déjà tout connu. Il a aussi tout appris. Il a le sens du temps long de l’Histoire. C’est ce qui le pousse à ne jamais hypothéquer l’avenir. En conflit avec la direction du PPA-MTLD en 1949, il peut revenir au FLN dès 1955. En divergence avec Hocine Ait Ahmed en 1964, il retravaillera avec lui après octobre 1988 pour transformer l’ouverture démocratique en véritable changement. Opposé durablement à Ahmed Ben Bella, il se réconcilie avec lui et participera grandement à l’intégrer dans le processus qui va conduire au contrat de Rome (Sant Egidio) en janvier 1995.

Expérimentant dans sa vie la guerre conventionnelle puis le recours à la guérilla, il a un attachement intellectuel puissant aux intermédiations politiques qui apportent les solutions et la paix. Dirigeant syndical, sa conscience sociale est acerbe, il se met toujours spontanément du côté des faibles et des démunis. Il a été ministre et sait comment réfléchit un pouvoir, en particulier un pouvoir autoritaire. Il avait également, et surtout, le sens de l’universel. Sa formation « Voltairienne » l’y a préparé. Ses études en droit et son humanisme naturel l’y conduisent. La personne humaine et ses droits fondamentaux vont désormais transcender tous les autres combats. Au début de la décennie 80, Abdenour Ali Yahia, avocat engagé auprès des détenus politiques, est en mouvement pour anticiper son époque.

Dans le monde, l’administration américaine de Carter, libérée du Vietnam, a contre attaqué, sur ce thème, face au rideau de fer soviétique. Les droit humains fondamentaux peuvent être un enjeu géostratégique ailleurs. Ils deviennent un oxygène nécessaire  à la vie citoyenne sous les despotismes du sud. Le projet de la défense des droits de l’homme en Algérie, porté par d’autres acteurs de changement, met subitement à nu la vérité du régime Chadli avec le lancement de la première ligue en 1985. Mais pas seulement. Il se révèle comme le seuil commun partagé par de nombreuses forces politiques. Ali Yahia, incarnait déjà, par son vécu, la confluence sur ce seuil partagé. Il en sera naturellement le druide. Son nouveau destin peut commencer à s’écrire. Il aura une règle de grammaire intransigeante, l’universalité. Tout le monde a droit à la protection par le droit humain. 

L’universaliste qui a inventé un contre pouvoir

En se lançant, la soixantaine passée, dans ce combat à la tonalité si moderne dans l’Algérie du parti unique, Abdenour Ali Yahia aurait pu se disloquer sous la répression lorsque ses congénères débutaient leur retraite. De la prison de Berrouaghia, à la cour de sureté de l’Etat de Médéa (1985), à la résidence surveillée de Ouargla (1987),  il va demeurer, entre détentions, condamnations et exils forcés, le jeune militant nationaliste de début mai 1945 prêt à donner sa vie lorsque la cause le dicte. Cette fois aucun contre-ordre ne va arriver. Il faudra donc tracer le sillon. Bataille après bataille. Le virage dramatique de la guerre civile l’obligera à dépasser la mission « classique » d’une ligue des droits de l’homme.

Il usera de son crédit et de son influence auprès de tout ce qui compte politiquement dans le pays, et auprès de ce qui restait du FIS en liberté, pour trouver une sortie politique par le haut à l’insurrection islamiste armée. Sant Egidio (janvier 1995), l’appel à la paix d’Alger (novembre 1996). Ce sera la partie de son œuvre la plus controversée. Sans doute la plus courageuse. L’opposition politique dans sa diversité saura reconnaître, vingt ans plus tard, le sens homérique de cet engagement lorsqu’elle l’invitera à prendre la parole le 11 juin 2014 au début des travaux de la conférence historique de l’hôtel Mazafran. 

L’empreinte géante laissée par Ali Yahia a enveloppé de son halo le cimetière de Ben Aknoun ce lundi 26 avril 2021. Des femmes en grand nombre ont poussé des Youyous au passage de sa dépouille, des inconnus l’ont applaudi, des islamistes ont revendiqué sa justesse, des militants amazigh l’ont chanté, des compagnons de la guerre de libération l’ont pleuré. Le pouvoir, particulièrement féroce dans l’atteinte aux droits, a tenté mais n’a pas pu s’associer à l’universalité du moment. Ali Yahia vivant l’aurait-il, lui, toléré en ce lieu solennel ?  

Le centenaire qui a rejoint son épouse sous un beau ciel de traine de fin de journée printanière est aujourd’hui bien au delà de ces contingences. Il est le sage déterminé qui a traversé son siècle pour inventer un contre pouvoir en Algérie. Celui, sacré, des droits de l’homme.