Les politiciens rejoignent, l’un à après l’autre, le palais présidentiel en réponse à des invitations de l’occupant du palais pour une rencontre qui tourne autour d’un vague “dialogue”. Des communiqués sont publiés à travers lesquels la présidence assure que Tebboune a reçu son invité dans le cadre du dialogue autour de la situation actuelle et des mesures qu’il convient de prendre. L’invité rappelle de son côté le niveau plafond des demandes sur lesquelles “il n’y a pas de concessions”. Mais il occulte clairement le fait que ces demandes ont été effectivement dépassées et ne peuvent servir de fondement à une quelconque conception de construction de l’Etat, ni à être le prélude à un véritable processus de transition démocratique.
L’ancien chef de gouvernement, Ahmed Benbitour, a déjà répondu à l’invitation de Tebboune. La presse, citant ses “proches”, dit qu’il avait été surpris par le communiqué que la présidence s’est empressée de publier après la rencontre. La surprise, ici, exprime le sentiment d’amertume d’avoir été l’objet d’une exploitation politique alors que l’homme est resté déterminé dans son refus de s’insérer dans toute initiative du pouvoir. Benbitour est resté constant et avec fermeté sur le fait que l’unique objet de discussion possible avec les représentants du pouvoir est la manière d’organiser le départ de ce régime. Toutes ses positions, confortées par le refus d’accepter de hautes fonctions, ont été éludées par un communiqué parlant d’un rencontre avec l’occupant du palais sans la moindre indication sur ce que l’invité a soulevé comme demandes et conditions.
L’invité suivant, l’ex ambassadeur et ministre Abdelaziz Rahabi a tiré profit du “piège” dont a été victime celui qui l’a précédé au palais. Il a décidé de publier un communiqué détaillant ses positions et ce qu’il a dit à son hôte. Il s’agit de sauvegarder le minimum pour éloigner la suspicion de complicité, de positionnement et de “vente du hirak”. Une prudence en prévision de l’avenir car le chemin est encore long et il n’est pas sage de dilapider son capital dès lors que la rue est toujours vivante et demeure l’acteur principal qui ne donne aucun signe de vouloir quitter le terrain prochainement.
Des élites habituées à la politique sans le peuple
A la lumière de tout cela, où en sommes-nous dans le projet de transition vers la démocratie et le lancement du processus d’édification de l’Etat qui constituent le cœur même des revendications de la révolution pacifique?
Les élites politiques représentées par les partis et les personnalités médiatiquement consacrées émettent des signaux très négatifs. Répondre à l’invitation de Tebboune dans les conditions actuelles ne peut que servir de caution au fait accompli en claironnant un discours selon lequel la question de la légitimité a été dépassée et que l’invitation opaque au « dialogue » rencontre de l’acceptation. Ce message est adressé aux « partenaires » potentiels. L’accent est d’abord mis particulièrement sur ceux qui sont comptabilisés sur le « Hirak » parmi les personnalités. Le but est de faire parvenir clairement le message à ceux qui piaffent d’impatience de « représenter » le Hirak. Ils sont invités à rejoindre le mouvement, rapidement avant qu’il ne soit trop tard et avant que les autres prennent de l’avance en terme de positionnement. C’est ainsi que les invités du palais se transforment en instruments pour casser la révolution pacifique et consacrer le fait accompli. Ceux qui y participent ne peuvent être absous sous l’argument de l’erreur et de la mauvaise évaluation.
Le fond du problème est que ces personnalités ont appris la pratique de la politique en fonction de ce que le régime a imposé en termes d’équilibre et de règles depuis l’indépendance. Avec au cœur la consécration du principe de la « politique sans le peuple ». Les longs mois de la révolution pacifique ont apporté la démonstration que ces élites sont incapables de changer de paradigme dans la manière de penser et d’agir. Et qu’elles sont inaptes à aller vers une vision qui voit dans le peuple l’acteur principal sur la scène politique. Cette incapacité transparaît aujourd’hui à travers cette participation à la normalisation du fait accompli imposé par la force. Une contribution pour faire avaler le projet d’avortement du changement dont les signes apparaissent avec la mise en place d’une commission chargée de la révision de la Constitution. Un projet que l’on compte faire passer à travers un « dialogue » vaseux et vague pour aboutir à un référendum dont l’objectif est de fermer la porte devant la participation des Algériens à la détermination de leur avenir. Leur rôle sera réduit à accorder une légitimité rétroactive à l’occupant du palais qui est arrivé au poste par la force du pouvoir et non par la légitimité du dépositaire légitime, le peuple.
Mouharwiloune en posture d’opposants
Les Mouharwiloune » (*), ceux qui galopent vers le palais, tentent de se mettre dans la posture de l’opposant ferme en rappelant des revendications connues, comme la libération des détenus d’opinion, la libération des espaces politiques et médiatiques, l’arrêt de l’instrumentalisation politique de la justice. En réalité, hormis la libération des détenus, ces revendications ne peuvent être réalisées qu’à travers un plan de transition démocratique clair. Un plan que le pouvoir persiste à rejeter globalement et dans le détail. Parler de dialogue à propos des mesures prises par Tebboune depuis son installation est une tromperie destinée à consacrer le fait accompli.
Le trait principal du comportement d’une élite en décalage avec le rythme de la rue est de chercher à s’adapter aux exigences du pouvoir et à se soumettre au plafond qu’il fixe pour le changement. La première faute a été de faire des élections l’unique voie du changement, tel que le pouvoir l’a voulu, pour finalement en être réduit à vouloir « construire » à partir des résultats d’une mascarade électorale. Entre les deux moments, est venue l’initiative de Ain Benian le 6 juillet en passant par une série de communiqués qui étaient tous des tentatives de se mettre en conformité avec les desiderata du pouvoir, lequel a fait bouger son plafond en fonction des résultats de ses manœuvres et de l’utilisation de la force dans ses différentes formes.
Un vrai homme politique traite avec une réalité qui s’impose dans les véritables équilibres sur le terrain et que dessine, dans n’importe quel Etat, la principale force, le peuple. Mais les élites en Algérie préfèrent suivre les équilibres actuels imposés par la force et la manœuvre par un pouvoir sans légitimité et sans soutien du peuple. Même si le pouvoir parait actuellement en position de force, l’incapacité de se projeter vers l’avenir fait perdre l’habilitation à faire de la politique et renvoie les concernés à une session de formation dans la rue. Celle-ci est ouverte aujourd’hui, vendredi.
(*) – Titre d’un célèbre poème de Nizar Kabbani se moquant de ceux qui « trottent » vers la normalisation avec Israël.
Traduit par la rédaction – Article original