Le Directeur de la culture de la wilaya de Msila vient d’être incarcéré pour avoir qualifié de traitre Abane Ramdane, le premier responsable de la Direction du FLN, le CCE (Comité de Coordination et d’Exécution) créé par le Congrès de la Soummam en Août 1956.
Le communiqué du procureur de la république évoque des articles du code pénal et des codes du moudjahid et du chahid. L’autorité de tutelle avait auparavant exercé son pouvoir discrétionnaire en limogeant ce cadre supérieur de wilaya. Ainsi la vox populi qui demandait le châtiment est satisfaite et le pouvoir en quête de légitimité grignote quelques points dans l’échelle de crédibilité. Pourtant le problème est de taille.
La criminalisation des opinions, un dangereux boomerang
La déclaration de ce fonctionnaire est certes révoltante. Elle intervient au moment où le Hirak rendait justement hommage à Abane Ramdane considéré comme le précurseur de la revendication d’un Etat civil.
Par cette déclaration calomnieuse, ce fonctionnaire de la wilaya de Msila s’écartait du devoir de réserve que lui impose son statut de cadre supérieur de l’Etat. Son limogeage ne souffre d’aucune contestation. Il est également concevable que la famille Abane et une fondation ou association du même nom estent en justice ce fonctionnaire pour diffamation et réclament dommages et intérêts sous la forme qu’elles jugeront opportune.
La justice arbitrera. Cependant son incarcération doit susciter de sérieuses réserves. Pourquoi ? Parce que c’est une opinion, une appréciation sur les conflits au sein du FLN historique, conflits qui continuent d’avoir des prolongements dans la vie politique nationale. Comme les questions d’histoire de l’Algérie et de la guerre de libération passionnent et n’en finissent pas d’alimenter les débats, la criminalisation d’une opinion sur un fait historique constitue une censure qui risque d’affecter même les travaux des historiens professionnels.
Les limites de la criminalisation des opinions ne sont pas maitrisables et dépendront de l’orientation idéologique des gouvernants ou d’une interprétation dominante au sein de l’opinion publique.
Ceux qui se réjouissent de l’incarcération du diffamateur de Msila peuvent recevoir le boomerang que constitue la criminalisation de sa déclaration. L’histoire de la guerre de libération nationale de l’Algérie ne manque pas de questions controversées.
Il n’appartient pas à la justice de trancher et de dire la vérité historique. C’est un long travail de recherche qui appartient aux historiens qui implique le débat contradictoire mais qui a besoin de sérénité et de liberté.
Le modèle français de limitation des libertés
L’incarcération du diffamateur de Msila n’est pas un acte isolé. Il faut rappeler d’abord et avant tout les détenus du Hirak pour délit d’opinion. Ensuite l’annonce que le gouvernement est chargé de préparer une loi criminalisant «toute forme de racisme, de régionalisme et de discours de la haine dans le pays».
Ajoutons les appels de certains Imams et du Ministère des affaires religieuses pour que la justice intervienne contre un islamologue algérien exprimant ses connaissances approfondies de l’Islam et remettant en cause les conceptions dogmatiques et erronées propagées sur la pratique religieuse.
La volonté de légiférer contre les opinions jugées non conforme aux standards officiellement admis est un mal français profond. Le racisme, l’antisémitisme, le négationnisme (contestation de faits historiques reconnus officiellement) sont l’objet de lois spécifiques.
Pourtant, ces phénomènes connaissent une croissance accrue malgré cette panoplie de lois. L’Etat centralisateur français se mêle de tout et l’inefficacité de ses interventions est patente. Mais malgré ses prétentions à régir la vie de ses citoyens, cet Etat affronte une société nourrie de la culture des libertés individuelles. Les conséquences sont donc limitées.
Qu’en sera-t-il de notre pays où l’Etat autoritaire et une justice aux ordres disposeront d’instruments renforcés de coercition? Il est à craindre que les dispositifs ainsi créés ne renforcent la répression des opinions dérangeantes et contestataires de l’ordre établi.
La plus grande vigilance s’impose surtout que le code pénal suffisamment attentatoire aux libertés individuelles contient les dispositions réprimant les manifestations citées. La preuve en est de l’incarcération du Directeur de la culture de Msila. Ce cas a le mérite de poser une question d’éthique qui traduit bien l’embarras des gouvernants depuis l’Indépendance.
La réhabilitation inachevée de Abane Ramdane
Il est fort à parier que les avocats du Directeur de la culture de la wilaya de Msila trouveront matière à renvoyer la balle dans le camp du procureur, représentant de l’Etat accusateur.
En effet, il est admis et reconnu que Abane Ramdane, ancien responsable du CCE et membre actif du CNRA (Conseil National de la Révolution Algérienne) a été assassiné sur ordre d’un (ou plusieurs) membre(s) de la Direction du FLN issue de la réunion du CNRA d’Août 1957. L’assassinat intervenu en décembre 1957 est resté secret jusqu’à ce qu’El Moudjahid, l’organe du FLN, annonce en Mai 1958 que « Abane Ramdane est mort au champ d’honneur ».
Dès l’origine, le silence de cinq (05) mois et le mensonge assumé le trahissent, cet assassinat horrible est frappé du sceau de l’arbitraire, du déni de justice et de la cruauté, valeurs qui ont malheureusement accompagné la noble lutte de libération nationale dans certains de ses épisodes.
Abane Ramdane est ainsi lavé de l’infamie mais incomplètement. Le crime est resté impuni et laisse donc subsister le doute. « Comment pouvez-vous condamner notre client pour une opinion fondée sur un crime impuni et couvert par l’Etat ? » s’écrieront les avocats du Directeur de wilaya. Tous les acteurs de ce dramatique épisode de la guerre de libération sont aujourd’hui disparus. La condamnation de ce crime serait symbolique.
Il s’agirait donc de condamner des méthodes incompatibles avec la nature profonde du combat pour la liberté et rendre à Abane Ramdane la plénitude de l’hommage de la Nation à sa vie et à son œuvre au service du pays. Mais l’absence de condamnation claire et sans équivoque de ce crime n’est pas sans relation avec les crimes qui ont suivi et qui ternissent notre passé récent.
Il est revenu au Mouvement populaire du 22 Février 2019, au Hirak, de rendre l’hommage appuyé et émouvant à ce combattant au caractère trempé qui a incontestablement marqué notre lutte de libération nationale et dont les idées continuent de nourrir les débats et les revendications politiques.