El Kadi Ihsane
Abdelaziz Bouteflika avait laissé l’ancien ministre de la défense se débrouiller seul à Paris face à la justice française. Que va faire Tebboune ?
L’instruction ouverte en Suisse contre le général Nezzar suite à une plainte à l’initiative de Trial International déposée en octobre 2011 devrait, contre toute attente, déboucher finalement sur un procès pour complicité de crimes de guerre et de crime contre l’humanité.
C’est ce vers quoi s’achemine le ministère public de la confédération après une ultime audition de Khaled Nezzar, 85 ans, entre le 02 et le 04 février dernier. L’ancien homme fort de l’armée au moment de l’interruption du processus électoral le 11 janvier 1992 a pu repartir libre de Suisse et ses avocats ont promis qu’il viendrait se défendre si l’affaire devait être renvoyée devant un tribunal helvétique. La clôture de l’instruction devrait, estime la partie civile, ouvrir la voie à un tel renvoi en jugement de Khaled Nezzar devant le Tribunal pénal fédéral, à Bellinzone en Suisse italophone.
« C’est la dernière occasion pour les victimes algériennes d’obtenir justice. Personne n’a jamais été poursuivi en Algérie, et encore moins jugé pour les crimes commis durant la guerre civile », a déclaré au journal Le Temps, Philip Grant, directeur de Trial. Le général Nezzar est poursuivi pour « des meurtres, des actes de torture, des traitements inhumains et des détentions arbitraires » survenus durant la période ou ils étaient l’homme fort du HCE entre janvier 1992 et janvier 1994.
Les plaignants algériens qui gardent l’anonymat, ont subi des préjudices physiques et moraux durant cette période.
Appels au secours
Les avocats du général Nezzar se disent confiant pour la défense de leur mandant, mais les regards se sont rapidement tournés vers Alger pour scruter une réaction officielle des autorités de son pays. Le président Abdelmadjid Tebboune a été interpellé immédiatement connue l’évolution du dossier judiciaire de Khaled Nezzar en Suisse, par quelques uns de ses soutiens sur Youtube.
Au début de la procédure en 2011, le général Nezzar avait invoqué sa fonction de ministre de la défense pour se soustraire à des suites judiciaires. L’argument n’a pas été retenu. Pour la partie du système algérien qui estime que l’arrêt du processus électoral a « sauvé l’Algérie d’un Etat islamique », le général Nezzar est un « héros » que l’Etat algérien doit protéger. Il a été discrètement soutenu par ses pairs de l’ANP lors du procès en diffamation qu’il a intenté, à Paris en 2002, contre le lieutenant Habib Souaidia.
Le président Abdelaziz Bouteflika, dont le général Nezzar ne voulait pas pour diriger l’Algérie au moment ou se profilait sa candidature en septembre 1998, n’a pas intervenu au profit de l’ancien ministre de la défense, qui il est vrai était plaignant dans cette affaire. Abdelmadjid Tebboune qui a multiplié les déclarations bodybuildées sur la « puissance de l’Algérie », et sa souveraineté en toutes circonstances, se trouve bien dans l’embarras de ne rien faire auprès du gouvernement Suisse devant cette intrusion directe dans l’Histoire contemporaine de son pays. Car ce qui est en jeu dans le procès Nezzar s’il se tenait, c’est bien le rôle de l’ANP dans l’arrêt du processus électoral et des méthodes brutales utilisées par son commandement pour réprimer le FIS avant même la lutte contre le terrorisme.
Un enjeu politique majeur qui engage le système de pouvoir algérien. Il sera difficile à Abdelmadjid Tebboune, qui doit lui même son arrivée à la présidence, en décembre 2019, à l’Etat major de l’ANP, de laisser Khaled Nezzar livrer bataille pour sa défense sans son soutien public actif.
Un piège politique
Une intervention diplomatique d’Alger auprès de Berne ne devrait pas changer l’issue de la procédure, la cour fédérale avait ordonné une reprise de l’instruction après un premier abandon des poursuites en 2017. Une telle intervention, qui va devoir nécessiter une délibération, aurait une consommation politique interne.
Abdelmadjid Tebboune a accompagné le général Saïd Chengriha, chef d’Etat Major dans son offensive contre l’encadrement militaire héritée des longues années du règne de son prédécesseur décédé, le général Ahmed Gaïd Salah. Pour consolider la sortie brutale de l’ère chaotique de Gaïd Salah, le tandem Tebboune-Chengriha a réhabilité, les généraux Nezzar et Toufik, les victimes de l’ancien chef d’Etat Major qui incarnent le plus ‘l’âge d’or » politique de l’armée, celui qui correspond justement à la période incriminée devant la justice suisse. Ils ont coopté au nouveau haut conseil de sécurité (HC) des hommes de l’ancien patron du DRS et redonné à Nezzar un statut de patriarche respecté.
Il s’agit maintenant en fait d’aller plus loin et d’endosser l’héritage morbide de ces responsables militaires durant la guerre civile des années 90L Abdelmadjid Tebboune hésitera à le faire car si son engagement en défense de Khaled Nezzar devait, comme cela est le plus probable, ne pas avoir d’effet sur le cours de la justice en Suisse, il y perdrait beaucoup.
Soutenir le général Nezzar peut s’avérer d’autant plus compliqué qu’une autre affaire touchant cette fois son fils Lotfi pourrait débuter en Europe, avec un volet en Suisse. Il s(agit des fuites audio ou l’on peut entendre le fils du général Nezzar jouer le rôle d’intermédiaire dans des préparatifs d’une action des services algériens ciblant en Europe l’opposant Hicham Abboud. Dans le même temps il serait risquer politiquement au président Tebboune de laisser un chef de l’ANP seul devant un tribunal étranger pour des faits qui, en réalité, engage le choix de tout le pouvoir algérien de l’époque et donc mobilise l’Etat. Abdelaziz Bouteflika pouvait se le permettre dans un contexte différent, ou le général Nezzar était à l’initiative du procès et risquait au pire d’être débouté. Cela pourrait bien ne plus être le cas avec la procédure Suisse qui s’achemine vers le jugement. Elle rendrait moralement caduque l’impunité décrétée par la loi amnistiante de 2006, dite de la réconciliation nationale.