Dans un entretien publié par le journal La Croix, le politologue algérien Mohamed Hachemaoui défend la thèse que les appareils sécuritaires (les services) sont derrière le Hirak populaire. Parmi les arguments avancés pour défendre cette thèse l’affirmation que le Hirak élude le «conflit portant sur la répartition des richesses ». Et le fait qu’il n’y ait pas eu, en un an, “le moindre sit-in devant le ministère de la défense».
Hachemaoui explique également le caractère pacifique du Hirak par un appel de Nourreddine Boukrouh en 2017 à «une révolution citoyenne pacifique». Il qualifie Boukrouh de « prophète lié au DRS » et le Hirak serait conforme, selon lui, à sa «prophétie ».
Cette grille d’analyse traduit une obsession systémique dominante dans les sciences politiques fondée sur une approche du changement à partir d’un seul angle: les institutions dominées par les forces sécuritaires. Cette vision accorde aux appareils sécuritaires une puissance surnaturelle qui les rend capables de tout surveiller et de tout contrôler, de sorte à ne laisser nulle place au hasard.
Expliquer un fait par un fait qui n’existe pas?
Cette vision rejette l’approche du changement à partir de la société et de la dynamique qu’elle peut libérer de l’intérieur. Du point de vue méthodologique, la faille dans la thèse de Hachemaoui est de se baser sur l’absence d’un fait, ou d’un phénomène pour expliquer un fait ou un autre phénomène existant… Pour lui, l’absence de sit-in devant le ministère de la défense nationale et de revendications sociales est suffisante pour expliquer que le Hirak est une fabrication des services…
En réalité, les sciences sociales sont conçues uniquement pour comprendre et expliquer les raisons de l’occurrence d’un phénomène, elles n’apportent pas de réponses sur les raisons de l’absence ou de l’inexistence d’un tel ou tel phénomène … Car cela les ferait tomber dans le domaine de la spéculation intellectuelle.
Par exemple, on ne peut expliquer pourquoi il n’y a pas de démocratie dans telle ou telle société! Ce que l’on peut expliquer ce sont seulement les causes qui font qu’un régime despotique soit capable de durer. Car la chute d’un régime despotique ne signifie pas nécessairement la mise en place, de manière automatique, d’un régime démocratique et cela même si au plan théorique l’idée de despotisme s’oppose à celle de démocratie.
Dans la réalité, l’avènement de la démocratie ne dépend pas de la seule chute d’un système despotique établi… Cette chute peut donner lieu naissance à un autre régime despotique et il se peut même que cela débouche sur l’effondrement total de l’Etat. L’autoritarisme n’explique pas l’absence de la démocratie, mais il doit être un objet à comprendre et à expliquer.
La question que devait soulever Hachemaoui est celle de la pertinence d’un sit-in devant le ministère de la défense pour un mouvement révolutionnaire qui veut construire l’Etat de droit par des moyens pacifiques! Comment expliquer l’absence de ce sit-in dans le cas algérien? Pourquoi les manifestants n’avancent pas des revendications sociales? La seule chose possible à cet effet est d’émettre des hypothèses …
Et il pourrait au demeurant questionner les manifestants sur l’importance et la pertinence de mener ce genre d’action par rapport à la démocratie! Est-ce que cela sert-il leur cause ou non? Quelles sont les raisons qui les ont amenées à éviter l’escalade….etc…?
Au lieu de chercher à répondre à ces questions, Hachemaoui a fait de l’inexistence de ces deux actions (sit-in devant le MDN et revendications sociales) un argument pour soutenir sa thèse. Quelle cata! Jamais les sciences sociales n’ont pu soutenir une thèse par quelque chose qui n’existe pas! Ou par un fait qui n’a pas eu lieu! Ou par l’absence d’un quelconque phénomène…
Empressement
En vérité, Hachemaoui est connu pour son empressement à écrire sur les mouvements de contestations. En 2012, il a publié un article dans la revue française de science politique( n°12/ 2012) critiquant le paradigme rentier fondé sur l’idée que la rente entrave le processus de transition démocratique ( La rente entrave t-elle la démocratie? Réexamen critique des théories de « l’État rentier » et de la « malédiction des ressources »).
Dans cet article, il prétend que les révolutions « réussies » du printemps arabes (Oui, il considéraient qu’elles étaient réussies à ce moment-là!) ont rendu caduque la thèse fondée sur le paradigme rentier et l’État rentier. Au-delà de la confusion qu’il fait entre le paradigme rentier et une autre thèse qui lui ressemble mais qui est différente et non fondée (la malédiction des ressources), Hachemaoui n’a pas attendu le mûrissement de ces révolutions à partir desquelles il s’est lancé précipitamment dans la critique du paradigme rentier et de l’Etat rentier.
Malheureusement, Hachemaoui n’a pas appris de ses erreurs, ni même à dépasser ses contradictions… Les mêmes arguments avancés pour dire que les révolutions arabes ont réussi sont avancés en Algérie pour décréter que le Hirak a échoué et que rien n’a changé et que ce sont les services qui le manipulent. Et il cherche des arguments à effet rétroactif (et fictionnel) pour justifier son point de vue! Il n’a trouvé comme argument que de demander (en forme d’accusation) pourquoi telle ou telle chose n’est pas arrivée dans le Hirak!.
Étrange, vraiment! Comment Hachemaoui peut-il voir la police secrète partout alors que ses yeux restent aveugles et ne voient pas les millions de jeunes dans les rues des villes Algériennes?
(*) Nouri Dris est professeur de sociologie
Traduit par la rédaction – article original