3achriyya. Tout qualificatif a disparu du langage car devenu superflu et inutile. Il ne peut y avoir qu’une seule décennie. La noire. Celle des années 1990. Celle qui a laissé des milliers de familles pleurer morts et disparus. Celle que ma génération a vécue de plein fouet entre stupeur et effroi. Les traumatismes confisquent la parole et il est encore difficile de trouver les mots justes pour décrire ce qui s’est passé pendant cette décennie. Nous avons laissé les mots au autres qui nous ont décrits comme assoiffés de sang et de vengeance. Incapables de réfréner nos instincts meurtriers. Et on a beau eu imputer tout cela aux Islamistes puis aux terroristes, c’est en réalité chacun de nous qui était devenu un monstre.
La peur, celle que nous avons accumulé année après année, est ainsi devenue maitresse de nos vies. Nous avions peur de la réponse probable du régime qui avait montré le 5 octobre 1988 qu’il était capable du pire en tuant plus de 400 personnes en une journée. Nous avions peur aussi de nous-mêmes, de cette monstruosité dont nous avions été capables.
Vous avez joué de cette peur, vous l’avez instrumentalisée, vous l’avez nourrie pour maintenir un statuquo qui a duré vingt ans. Quatre mandats qui resteront une tâche indélébile dans les manuels d’histoire. Il faudra prendre le temps d’expliquer comment un mégalomane, affublé d’une réputation surfaite de diplomate de talent et de politicien rusé a mis à bas tout un pays. Des années d’humiliation, de corruption rampante, de changements constitutionnels illégaux, de vie politique anomique, d’insultes, d’incompétences qui s’affichent au grand jour et sans vergogne. Une concorde civile bradée, une amnésie orchestrée et des cicatrices encore béantes sur lesquelles vous avez festoyé. Votre décision enfin d’aller jusqu’au bout de l’absurde et du ridicule avec une mise en scène surréaliste et ubuesque d’un cadre qui s’adresse à un autre. L’histoire retiendra que vous n’avez pas hésité à nous annoncer sans ciller que ce président allait se présenter à nouveau. Que nous ne méritions pas mieux qu’un homme malade, grabataire, invisible depuis des mois.
Et puis soudain, la révolution.
La peur qui perd la partie. La peur qui change de camp. La peur que l’on regarde dans les yeux. Ce sursaut dans nos cœurs puis dans nos rues. Le courage de dire non. De dire c’est assez. Nous n’avons plus peur de vous. Nous ne vous craignons plus. Ya sarakine, klitou l’bled.
Et puis surtout, cette peur de nous-mêmes qui s’envole. Car si nous savons que vous êtes capables du pire, si nous prenons le risque de vos réactions irrationnelles et de vos répressions sanglantes, nous sommes forts d’un nouveau mot d’ordre. Silmiyya. Pacifiques nous sommes et pacifiques nous demeurerons. Semaine après semaine. Mois après mois. Malgré les provocations nombreuses et les pièges tendus. Malgré les arrestations arbitraires. Malgré Kamel Eddine Fekhar. Malgré Ramzi Yettou. Malgré nos morts et nos blessés.
C’est l’an II de la révolution algérienne qui commence.
Dans tout mouvement révolutionnaire, il y a l’objectif politique concret. Yatnahaw Ga3. La chute d’un régime autoritaire qui nie les libertés individuelles, impose des lois iniques – notamment aux femmes – pille les richesses du pays, méprise tout un peuple, le bâillonne, l’humilie et le maintient dans la peur. On sait que cet objectif n’a été que partiellement atteint. Vous nous avez imposé des élections présidentielles dont nous ne voulions pas et vous prétendez désormais vous faire les chantres d’une transition et d’un changement démocratiques par la voix un président sans légitimité aucune, au vue du taux d’abstention. Vous vous sentez pousser des ailes à nouveau et avez l’outrecuidance de tenter de récupérer la symbolique de notre mouvement.
Dans tout mouvement révolutionnaire, il y a également les objectifs sociaux et économiques. L’égalité hommes-femmes. La possibilité de vivre dignement, de bénéficier de droits fondamentaux comme un salaire et un logement décents, un accès libre à l’eau et à l’électricité et à des transports urbains efficaces et abordables.. La nécessité de protéger notre environnement dans une planète déjà bien malade. Et nous savons que la route est encore longue, lorsque vous nous annoncez entre autres mesures inquiétantes que l’exploitation du gaz de schiste est la solution miracle à tous nos maux.
Mais nous ne nous décourageons pas. Nous sommes dans la rue semaine après semaine. Nous avons comme tout mouvement révolutionnaire crée notre propre calendrier. Nous fêtons le vendredi 53e. Nous rêvons encore à une transition démocratique digne de ce nom. Débarrassée de vous et portée par la société civile. Une transition démocratique qui assurera la liberté d’association et de création des partis politiques, mettra en place entre des commissions pour organiser des élections transparentes. Qui permettra l’élection d’une assemblée chargée de la rédaction d’une nouvelle constitution qui sera le fruit d’un équilibre des forces politiques en présence. L’instauration d’une deuxième république qui mettra en place une justice transitionnelle pour que les crimes commis depuis 1962 ne restent pas impunis.
Nous ne sommes pas des enfants de chœur naïfs. Nous ne perdons pas de vue nos objectifs révolutionnaires : la chute d’un régime autoritaire et l’amélioration de la vie quotidienne des citoyens. Mais nous sommes en droit de célébrer avec joie et optimisme ce qui a été accompli par notre mouvement. Nous fêtons cet acquis fondamental que seuls les esprits chagrins ont envie minimiser : le changement profond des âmes et des esprits. La certitude qu’on ne peut plus continuer à vivre dans le silence et la soumission. La prise de conscience jubilatoire que plus rien ne sera jamais comme avant.