Rarement le sécuritaire, le judiciaire et le pouvoir présidentiel ne s’étaient ligués ainsi pour briser la volonté d’un homme libre. Ils ont échoué. Ils ont révélé un héros.
La première fois que Khaled m’a informé qu’il avait dû rendre visite à la caserne Antar de la police politique sur convocation, je me suis un peu emporté qu’il n’ait pas prévenu ses collègues avant de s’y rendre. C’est la règle de prudence dans ses cas là. Il avait pris un risque considérable en choisissant de faire de cette convocation son affaire personnelle. Je connaissais Khaled depuis six ans et j’étais à mille lieux de l’imaginer comme il allait se révéler les semaines et les mois suivants. Solide, droit, inflexible.
Mais d’où venait donc cette erreur d’appréciation ? Sans doute d’un cliché classique chez un ancien militant d’extrême gauche comme moi : Khaled n’apprécie pas beaucoup les diktats idéologiques du marxisme, garde une distance hygiénique avec les carcans de l’organisation, et n’est pas naturellement enclin au militantisme politique. Cela pouvait suffire pour n’en faire à mes yeux embrouillés qu’un journaliste avec de fortes valeurs professionnelles. Et pas plus.
Khaled Drareni éditeur de Casbah Tribune avait renoncé à rejoindre le syndicat algérien des éditeurs de la presse (SAEPE) électronique en 2017 à cause de la présence de Abdou Semmar dont il soupçonnait déjà les pratiques contraires à la déontologie, qui se révéleront plus tard. Un journaliste à principes, certes mais peut être pas un bâtisseur de réseaux pour faire avancer la cause. Treize mois de mouvement populaire ont transcendé complètement ce profil un peu hâtif pour faire de Khaled Drareni, l’une des incarnations les plus vivantes de l’esprit algérien de résistance, un des héros contemporains d’un mouvement d’expression moderne.
Trois bravoures pour construire une légende
Khaled est repassé trois fois pour tes interrogatoires avec la DSI à la caserne de Antar, après ce premier épisode de la fin de l’été 2019. La dernière fois, ils étaient venus le chercher chez lui à Didouche Mourad. Ils voulaient qu’il cesse ses couvertures du Hirak. Il n’a jamais cédé. Khaled continuait de considérer qu’il n’était pas nécessaire de faire de ses pressions intolérables une affaire publique. Il allait juste continuer son job à l’identique. A la dernière séance, l’un des colonels adjoints du général Wassini Bouazza, a perdu patience et a affirmé avoir engagé un dossier d’accusation auprès du procureur. Les pressions sécuritaires allaient devenir des représailles judiciaires. Rien n’y fit.
Khaled a continué à faire la couverture les vendredi et les mardi, à faire des interventions ponctuelles dans les médias étrangers et à conduire le débat sans tabou dans le CPP de Radio M. Comme un journaliste libre. En 35 ans de carrière je ne connais pas beaucoup de profils de journalistes capables de soutenir dans la durée une position aussi solide sous une telle pression. Bien sur il y’avait la protection populaire de fait. Khaled était populaire dans la rue. D’autres avant lui, l’était aussi. Cela ne suffit pas lorsque l’acharnement des services devient obsessionnel. Dans le cas de Khaled Drareni, il l’est clairement devenu.
Son refus de céder a marqué les esprits. Deux autres moments de bravoures parachèvent cette légende naissante du résistant souriant. Celui chez le juge d’instruction en mars 2020 au moment de sa présentation avec Samir Belarbi, et Slimane Hamitouche, et celui devant la juge lors de son procès, le 03 aout dernier. La première fois Khaled refuse au juge d’instruction de donner le code de déverrouillage de son téléphone portable. Protection des sources. Règle fondamentale du journalisme. Khaled a toujours était un féru des nouvelles technologies, il avait le dernier Iphone, le XI .
Cause perdue pour l’ouvrir sans son consentement. Le mandat de dépôt l’attendait en bas de page. Il n’a pas dérogé à sa règle morale. Pas de code. La deuxième fois quand il a conservé une attitude digne et combative tout au long du procès. Lorsque la juge se retourne vers l’écran pour lui demander son mot de la fin, il part immédiatement dans un serment dont le fin mot est « je continuerai à faire mon métier de journaliste de la même manière ». Pour avoir couvert de nombreux procès politiques, je sais d’expérience que même les prévenus les plus en phase avec leurs convictions et leurs actes se contentent rarement devant un tribunal et en ce moment précis de la fin des plaidoiries de ne scander que leur fidélité à leur engagement. Le détenu de Koléa a fait très fort ce jour là. Debout face à la DSI, face au juge d’instruction puis face à la juge d’audience ; il a écrit en lettres d’or un manuel de la dignité face à l’arbitraire. Au profit de la liberté et du Hirak.
Debout comme une digue monumentale
Cette trajectoire lumineuse, c’est bien sur celle du Hirak, qui a libéré la parole de millions d’Algériens et révélé les plus braves d’entre eux à un destin insoupçonnable avant le 22 février. L’éclosion de Khaled Drareni comme témoin majeur de son peuple en mouvement s’est poursuivi tout au long de l’année, malgré l’acharnement sécuritaire. Il a accepté d’être, en février dernier, le modérateur, un des nombreux exercices ou il excelle, de la conférence de presse (interdite dans un premier temps dans un hôtel à El biar) des initiateurs du manifeste du 22 février.
Il y été en tant que représentant du pôle des journalistes libres ayant rejoint cette action de la société civile pour marquer l’an 1 du soulèvement pacifique. Témoin et désormais acteur du changement. Le journaliste libre et le citoyen impliqué se sont rejoints. Cela en été trop pour les barbouzes. A la différence des autres figures du Hirak mis en détention, celle de Khaled Drareni sera soutenue par une compagne de diffamation d’une infinie indignité. Une revanche dérisoire de Antar de n’avoir pas pu faire fléchir un « simple » journaliste. L’infamante accusation d’intelligence avec partie extérieure sera soufflée à tous les officiels et reviendra aux oreilles de la famille et de Khaled avant son incarcération. Le résistant inattendu allait devoir payer le prix de son « effronterie ». C’est Abdelmadjid Tebboune – intoxiqué ? – qui se chargera, dans ce qui reste sa plus lourde faute politique depuis son entrée en fonction, de donner, à la télévision une veille de fête internationale de la liberté de la presse, une sentence solennelle au bidouillage des services.
Khaled Drareni a déjà annoncé à la juge qu’il laverait son honneur et celui de sa famille. Il a été blessé par le propos présidentiel d’une frivolité inconnue dans cette fonction, le dossier judiciare n’évoquant rien de ce à quoi a fait allusion la phrase se voulant assassine du président. Seuls les plus grandes figures de la résistance populaire déchaînent autant d’injustice chez leurs bourreaux. La DSI, l’appareil judiciaire, le président Tebboune, se sont ligués pour tenter d’éteindre en lui la flamme du grand professionnel qu’il est, amoureux de son pays, de son métier et de la liberté. Ils ont échoué. C’était écrit.
Khaled Drareni a effleuré le sublime. Il a construit par son courage une digue monumentale derrière laquelle une génération entière de journalistes peut s’abriter pour faire face aux tempêtes autocratiques de fin de saison. Il est un héros moderne. Sans emphase, ni appel au martyr. Juste un modèle de vie droite et d’esprit d’indépendance. Au siècle dernier, celui de l’extension des libertés démocratiques dans le monde, les grandes nations se sont construites avec ce matériau humain là.