Si l’on ne doit juger qu’aux actes, bien que les déclarations de nombreux dirigeants de l’Etat soient déjà édifiantes, le Hirak est classé « ennemi intérieur aux liens supposés avec des forces étrangères”. La retenue relative dont font preuve les forces de police relève plus d’une prudence politique que d’une tolérance bienveillante. Tout le dispositif répressif mis en œuvre témoigne du statut réel ainsi attribué au Hirak.
“L’ennemi intérieur”
C’est une notion héritée de la guerre froide qui opposait les pays démocratiques aux pays socialistes. A l’intérieur de chacun de ces pays, toute force se réclamant d’idéaux se rapportant au camp opposé, se trouve traitée « d’ennemi intérieur ». Au lendemain de la seconde guerre mondiale, dans les années 50, l’Amérique a connu “la chasse aux sorcières” ou “peur rouge”, période au cours de laquelle tous les citoyens soupçonnés de convictions politiques communistes étaient pourchassés. Les autres démocraties occidentales n’étaient pas en reste. C’est sous prétexte d’un “complot communiste “ que les principes démocratiques et des libertés individuelles étaient violés. Alors que dans les pays occidentaux, l’Etat de droit et les libertés individuelles reprenaient place, les pays socialistes ont continué à réprimer « l’ennemi intérieur » avec rudesse et sévérité entrainant déportations, disparitions et assassinats. Au nom d’une collusion avec « l’ennemi extérieur ». Ainsi la notion «d’ennemi intérieur » porte l’infamante accusation de liaison avec un «ennemi extérieur ». C’est pourquoi dans les campagnes propagandistes apparait inévitablement « la main étrangère ».
« La main de l’étranger »
Les premiers assauts idéologiques contre le Hirak tentaient de planter le décor de « la main étrangère ». C’est un schéma classique et nécessaire. La désignation de « l’ennemi intérieur » passe par une suggestion puis une affirmation d’une collusion avec « une force extérieure » ennemie du pays. L’idée d’une corrélation avec des « forces étrangères » appelle celle de trahison de la patrie. L’attachement des Algériennes et des Algériens à leur pays est connu. C’est donc sur l’ignorance et les préjugés que les propagandistes du régime vont spéculer pour asseoir leur campagne. Ils reçoivent le renfort inattendu de ceux qui développent des théories géopolitiques qui ont en commun la déresponsabilisation des citoyens dans l’émergence de ce mouvement populaire sans précédent. « Main de l’étranger » et « stratégie impérialiste de déstabilisation» se donnent la main, même si l’intention n’est pas toujours partagée. Mais une difficulté entrave la campagne propagandiste. Le mouvement populaire du Hirak affiche un patriotisme sans faille. Ses manifestations pacifiques, colorées et joyeuses expriment un amour du pays passionné. Et surtout quel « ennemi extérieur » lui accoler ? L’impérialisme occidental ? Le sionisme ? Le communisme ou le trotskysme ? L’international islamique ? Cela laisse sceptique. Ce qui explique le recours à l’ennemi extérieur non identifié et dont « on fournira bientôt les preuves de son ingérence ». On les attend. Il ne restait que l’idée « d’ennemi objectif » pour tenter de discréditer le Hirak. Cette idée repose sur les supposés effets non consciemment voulus de la révolte populaire. Le mouvement populaire en se reconnaissant dans des revendications d’éradication de l’Etat autoritaire se ferait inconsciemment l’instrument de ceux qui à l’extérieur du pays veulent affaiblir l’Etat algérien pour leurs intérêts propres. Cette accusation reste imprécise. Mais elle palie au manque de liens prouvés avec une force étrangère.
La tentation régionaliste
Les affidés du pouvoir en place ont tenté la division régionaliste. Il n’est pas innocent que l’accusation « d’atteinte à l’intégrité territoriale du pays » dans une confusion avec « l’atteinte à l’unité nationale », deux accusations sans fondement et constitutionnellement contestables, soient parmi les premières attaques judiciaires dirigées contre les manifestants du Hirak. Qui peut attenter à « l’intégrité territoriale » ou à « l’unité de la Nation » sinon un « ennemi intérieur ». Là encore le but reste le même. Le moyen a changé. Mais pas totalement puisqu’il s’appuie encore une fois sur l’ignorance et les préjugés. On ne mesure pas encore les conséquences dommageables d’une telle incitation à la division régionaliste. Mais rappelons le, c’est affublé de la qualité «d’ennemi intérieur » que le Hirak subit les mesures de répression. Cette notion « d’ennemi intérieur » suggère la collusion consciente ou inconsciente avec « l’ennemi extérieur ».
Une tradition nationale
L’accusation portée contre le Hirak est artificielle. Elle va à l’encontre de toutes les manifestations éclatantes de patriotisme du Hirak. Elle est choquante. Elle est l’exact contraire de l’orientation du Hirak. Le recours du pouvoir à ces infamantes accusations de collusion avec un ennemi extérieur est certes régulier. Mais il ne possède pas le monopole de cet usage. Dans les rangs du Hirak ont fusé quelquefois des slogans mêlant des personnalités à des intérêts étrangers et l’abord des relations économiques internationales recèle nombre de préjugés. L’histoire politique du pays est riche en pareilles accusations. Les communistes supposés « travailler pour le compte de Moscou », les partisans de l’arabisation pour l’Egypte nassérienne ou « les baathistes » Irak-Syrie, les islamistes pour « l’internationale islamiste », les berbéristes pour la France ou le Maroc, les démocrates pour la franc-maçonnerie. Les courants de gauche apportaient également leur part par la notion de « bourgeoisie compradore » qui discréditaient les entrepreneurs et investisseurs algériens par de supposés liens de subordination avec les « intérêts des multinationales contraires à l’intérêt national ». Toutes ces accusations ont en commun le refus de considérer la réalité de la diversité idéologique de la Société civile algérienne. Elles servent de support à l’étouffement des libertés individuelles. Et le pouvoir autoritaire ne supportant aucun débordement idéologique ne peut qu’exploiter ces intolérances. Mais la nouveauté introduite par le Hirak, c’est l’acceptation en son sein de toutes ces tendances pourvu qu’elles concourent à la revendication de l’Etat de droit. C’est le progrès le plus profond réalisé par la Société civile. Ce progrès reste à consolider.
La reconnaissance officielle de la légitimité du Hirak
Le Hirak en transcendant les particularismes idéologiques de sa composante humaine, en les rapprochant dans les puissantes manifestations contre l’Etat autoritaire vecteur de corruption, en les rassemblant dans le combat commun pour les libertés, fonde une avancée considérable de la Société civile. Il appartient maintenant à l’Etat, donc au pouvoir en place de se mettre au diapason de cette nouvelle réalité. C’est pourquoi la première mesure pour envisager une évolution positive à la crise politique, c’est la reconnaissance officielle par l’Etat du Hirak comme mouvement d’opinion représentatif de larges courants présents dans la société civile. Cette reconnaissance pourrait représenter l’acte constitutif de l’entrée de l’Algérie dans l’ère de la démocratie et des libertés individuelles. Elle doit se traduire par les mesures concrètes et immédiates suivantes :
– La libération de tous les détenus arrêtés dans le cadre du Hirak
– l’arrêt de toute répression et poursuite contre des citoyens exprimant leurs opinions par toutes voies, déclarations, blogs, réseaux sociaux, affiches, gravures, dessins, pancartes et emblèmes.
– Le libre exercice du droit de manifestation par la levée des limitations de déplacement, le retrait à des distances définies du dispositif antiémeutes.
Ces mesures non limitatives donneront son sens à une déclaration officielle consacrant le Hirak comme un mouvement d’opinion légitime s’inscrivant dans le renouveau national auquel les Algériennes et les Algériens aspirent. Cette reconnaissance ouvrira certainement la voie à une sortie de crise profitable au pays.