Rabah Karèche, ou le procès de la liberté de la presse en Algérie - Radio M

Radio M

Rabah Karèche, ou le procès de la liberté de la presse en Algérie

Lynda Abbou | 05/08/21 22:08

Rabah Karèche, ou le procès de la liberté de la presse en Algérie

Rabah Karèche “ne sème pas la discorde… il est plus nationaliste que les responsables locaux ». Le témoignage d’un notable de Tamanrasset a été un des moments marquants de ce jeudi 5 août 2021, lors du procès du journaliste Rabah Karèche, poursuivi pour des articles de presse.

Le correspondant du journal Liberté a été placé sous mandat de dépôt le 19 avril dernier à la prison de Tamanrasset. Il est poursuivi pour «administration d’un compte électronique consacré à la diffusion d’informations susceptibles de provoquer la ségrégation et la haine dans la société », « diffusion volontaire de fausses informations susceptibles d’attenter à l’ordre public » et «usage de divers moyens pour porter atteinte à la sûreté et à l’unité nationales ».

La ville, habituellement calme, a connu tôt de l’effervescence avec le déploiement d’un important dispositif de sécurité autour du tribunal de Tamanrasset. Des avocats étaient déjà sur place et ils seront rejoints par d’autres collègues.

Le procès a commencé à 10H dans une salle presque vide. Outre les journalistes et la famille de Rabah Karèche, il n’y avait que des membres de services de sécurité en tenue ou en civil dans la salle. Trois climatiseurs apportaient de la fraîcheur dans la salle où se trouvaient deux écrans dont l’un servira pour le témoignage à distance, à partir de la prison, du journaliste.

Sur l’écran, on ne voyait pas encore le journaliste, mais on pouvait voir le portrait du chef de l’Etat, Abdelmadjid Tebboune qui sera cité à deux reprises au cours de ce procès.

La jeune juge qui dirige le procès appelle le journaliste et demande aux 4 témoins dont l’épouse du prévenu, de quitter la salle jusqu’à ce qu’ils soient appelés pour témoigner.

Rabah Kareche va parler, pour se défendre bien sûr, mais aussi pour défendre la liberté de la presse. Il explique qu’il utilise les réseaux comme outil de travail et que son travail couvre différents domaines (santé, sociale, politique…) et qu’il ne rapporte pas que des « événements négatifs » comme on l’accuse.

Le journaliste répond avec assurance aux questions. Pourquoi il a utilisé le mot « Hoggar » dans un article sur les manifestations des habitants des communes Tazrout et Adlesse qui rejettent le nouveau découpage administratif dans la région ? «Tazrout est le cœur du Hoggar et mes sources parlaient au nom du Hoggar, d’où l’utilisation de ce mot » répond simplement le journaliste.

La juge enchaîne sur les expressions utilisées dans l’article comme « hache de guerre » et de « raviver les anciens conflits ».  Le journaliste explique qu’il n’a fait que rapporter les déclarations des protestataires et qu’il a utilisé les guillemets de rigueur.

Une traduction approximative avec Google traduction !

Me Amirouche Bakouri interpelle la juge en signalant que pour la traduction des articles, la police a utilisé Google Traduction ! « Cet outil fait une traduction littérale et ne remplace pas un traducteur officiel » explique l’avocat en colère qui a estimé, à l’adresse de la juge, qu’il est plus approprié de questionner le journaliste sur la base du dossier du juge d’instruction plutôt que de celui de la police.

Des avocats nous ont indiqué qu’il y avait dans le dossier du juge d’instruction une meilleure traduction faite par un traducteur officiel et fournie par le journal Liberté.  De son côté le procureur, a posé des questions sur les titres des articles de Kareche, lequel a défendu son travail tout en soulignant que la titraille était une des prérogatives du secrétariat de rédaction du journal. Comme c’est le cas pour la plupart des journaux du monde entier.

L’hommage des notables

50 minutes passées, le temps des témoins arrive. Madame Karèche, épouse du journaliste, est la première à témoigner. Elle est interrogée sur le travail de son mari, ses orientations et ses fréquentations politiques.

L’épouse défend son mari et assure qu’il a toujours fait preuve de professionnalisme. La juge l’interroge également sur une déclaration qu’elle a faite au journaliste Khaled Drareni. « Khaled Drareni est un journaliste qui était présent le jour de la décision de la chambre d’accusation dans l’affaire Karèche et je lui ai donc fait une déclaration » a-t-elle expliqué.

Trois notables Touaregs, dont un ancien député, se sont succédé pour confirmer qu’ils ont bien tenu les propos rapportés par Rabah Karèche. Des enregistrements audios sont disponibles.

« C’est grâce à Karèche que notre message est parvenu aux autorités et que le problème a été réglé. C’est nous qui l’avons sollicité pour travailler sur ce sujet. Nous avons l’habitude de travailler avec lui car c’est un journaliste professionnel. Nous lui tirons chapeau aujourd’hui et demain, car il a transmis nos préoccupations. Ce journaliste ne sème pas la discorde, nous ne doutons pas de son nationalisme. Mieux encore, il est plus nationaliste que les responsable locaux » a témoigné le premier notable. Les deux autres notables ont abondé dans le même sens, ils confirment que le journaliste a rapporté fidèlement leurs déclarations.

Malgré les explications de Karèche, les interventions des avocats et les témoignages éloquents des témoins, le procureur de la république a requis 3 ans de prison ferme assortis d’une amende de 100 mille DA.

Les plaidoiries des avocats commencent aux alentours de midi. Me Amirouche Bakouri qui a suivi le dossier dès le début souligne que cette affaire est politique et que son but est de faire taire Rabah Karèche. L’avocat souligne que le contenu des articles est véridique, comme l’ont confirmé les témoins.  « C’est une affaire politique traitée d’une manière sécuritaire » a dit l’avocat avant de rappeler à la juge que le verdict sera prononcé au nom du peuple mais qu’il portera sa signature.

Tebboune cité

Karèche a partagé son propre article sur son compte Facebook. Un reproche incompréhensible pour Me Zoubida Assoul franchement choquée par le fait d’engager des poursuites contre un journaliste pour un simple partage sur un réseau social.

Elle a donc rappelé que le Chef de l’Etat, Abdelmadjid Tebboune, s’est adressé aux Algériens à travers Twitter lorsqu’il était en Allemagne pour des soins. « Les autorités ont-elles le droit d’utiliser les réseaux sociaux et non pas Karèche ? » s’est interrogée l’avocate.

Me Abdelghani Badi quant à lui, a également cité Tebboune, en espérant que la juge reste « loin de toute pression, notamment après la déclaration du Chef de l’Etat concernant Karèche. « Le verdict sera en votre nom » a rappelé l’avocat.

Plaidoiries pour la liberté de la presse

Me Badi a plaidé une fois de plus pour la liberté de la presse. « Nous avons enregistré l’incarcération de dix journalistes en deux ans. C’est un recul pour l’Algérie » a-t-il noté en rappelant que « 120 journalistes ont donné leurs vies pendant la décennie noire pour que la parole, l’image et la voix soient libérées. Ils ont donné leur vie pour que Rabah Karèche puisse exercer son travail librement » a martelé Abdelghani Badi.

Me Nouredine Ahmine a expliqué de son côté le lien entre la liberté et la presse et le danger que risque le pays s’il la réprime. Me Mustapha Bouchachi a clos les plaidoiries pour mettre, dans un silence religieux, la juge devant sa responsabilité historique. Une plaidoirie puissante qui a fortement ému l’assistance.

Pour le mot de la fin, Rabah Kareche a demandé l’acquittement et il a tenu à préciser que le travail du journaliste était de transmettre la voix du citoyen vers le responsable et non le contraire.

Son verdict – qui sera celui de la liberté de la presse en Algérie – sera prononcé le 12 août prochain.